Le « Q », cette texture devenue obsession culturelle
- Héloïse Leclerc
- 30 juin
- 4 min de lecture
À Taïwan, j’ai remarqué qu’une lettre revenait sans cesse sur les menus, les enseignes et les conversations culinaires : Q. Pas le personnage de James Bond, mais quelque chose de bien plus mystérieux pour un palais occidental : une texture relevant de l’art de vivre!
Le « Q », parfois aussi appelé « QQ », évoque la sensation élastique, rebondissant sous la dent, que les Taïwanais recherchent avec une passion qui frise la dévotion, une véritable obsession culturelle. Là où nos palais occidentaux privilégient le fondant, le croustillant, le moelleux, ici on vénère ce qui résiste.
Et moi ? Je suis déterminée à comprendre.
Une onomatopée devenue philosophie culinaire
Le terme « Q » viendrait du hokkien « k'iu », qui décrivait à l'origine le mouvement ondulant du calmar sur le grill. Une image évoque à la perfection cette texture vivante et élastique qui joue entre les dents.

Mais le plus fascinant, c'est la richesse du vocabulaire taïwanais autour des textures. Là où nous avons quelques mots pour décrire ce qu'on ressent en bouche, le mandarin en possède des centaines. Cui pour le croustillant, tan xing pour l'élastique, nen pour le tendre, shuang pour cette sensation glissante et rafraîchissante.
Cette précision linguistique n'est pas anodine : elle façonne littéralement la perception. Quand une culture développe un vocabulaire riche pour décrire quelque chose, elle crée aussi les cadres de référence pour l'apprécier.
Dans les rues de Taïwan
Mes premières rencontres avec le « Q » se sont faites dans les marchés de nuit de Taipei avec les boulettes de pommes de terre douce frites, puis les fish balls, ces boulettes de poisson qui rebondissent littéralement quand on les fait tomber.
Leur préparation est un art : hacher le poisson à la main pendant 20 minutes, incorporer des blancs d'œufs et de l'amidon de tapioca avec une précision chirurgicale. Le résultat ? Une texture qui demande plusieurs secondes de travail « agréablement absorbant » à chaque bouchée.

La science derrière l'obsession
Pourquoi cette fascination pour le « Q » ? La neurologie nous donne des pistes. Les textures "Q" activent des mécanorécepteurs spécifiques dans notre bouche, créant des patterns de déformation uniques que notre cerveau interprète comme... plaisant ou dérangeant, selon notre conditionnement culturel.
Les préférences texturales se formeraient à 50% par la génétique et à 50% par l'environnement. Et cet environnement, c'est l'enfance, l'exposition répétée, la culture familiale. Les enfants taïwanais grandissent en développant des connexions neuronales qui associent ces textures à la sécurité, au plaisir, à l'identité.
Pour nous, Occidentaux, c'est l'inverse. Notre néophobie alimentaire instinctive nous fait rejeter ce qui nous semble "bizarre" ou "artificiel". Mais cette aversion n'est pas immuable : elle peut s'apprivoiser.
Ma propre évolution
Je ne vais pas prétendre que j'ai eu un coup de foudre pour toutes les textures « Q », mais certaines font leur petit bonhomme de chemin : certains dumplings à base de taro, la consistance particulière des omelettes aux huîtres (un QQ au carrefour du baveux et du croustillant…), et même, le gingembre confit dans l’huile de sésame du plat de poulet national, le « 3 cups chicken » ou « San bei ji. »
Sur le tard, j’ai même développé une appréciation pour le zhū xiě guǒ, un boudin de sang de porc lié avec du riz glutineux, qui lui procure une texture élastique et un goût beaucoup moins ferreux que la contrepartie occidentale.

Au-delà de la texture : un art de vivre
Le « Q » dépasse la simple sensation en bouche. Dans la médecine traditionnelle chinoise, les textures gélatineuses sont associées à la nutrition profonde, aux propriétés rafraîchissantes et curatives.
Le « Q », c'est aussi une philosophie culinaire qui valorise l'engagement, la patience, l'art de prendre son temps. Et c’est là que se trouve mon défi, car j’ai plutôt tendance à manger vite et à avaler tout rond.
Choisir des aliments pour leur texture « Q », c'est également une performance culturelle. Cela signale qu'on comprend les codes, qu'on appartient à cette communauté de goût, qu'on a dépassé les réflexes primaires pour accéder à une véritable sophistication culinaire.
L'invasion mondiale du « Q »
Aujourd'hui, le bubble tea conquiert le monde - marché évalué à 2,8 milliards de dollars en 2024. Sur TikTok, #boba génère 8,3 milliards de vues. Une génération découvre le « Q » à travers les réseaux sociaux, transformant une texture locale en phénomène global.
Leçons d'une texture
Mes semaines à Taïwan m'ont rappelé que nos aversions alimentaires révèlent surtout nos limites culturelles. Ce qui nous semble étrange, voire carrément désagréable, cache souvent des siècles de raffinement culinaire, des logiques sensorielles aussi sophistiquées que nos propres traditions.
Apprivoiser le « Q », c'est accepter que la satisfaction culinaire puisse venir de l'effort plutôt que du confort.
La prochaine fois que vous croiserez une perle de tapioca dans votre thé ou un mochi un peu trop glutineux, souvenez-vous : vous ne goûtez pas juste une texture, vous explorez une autre façon de concevoir le plaisir alimentaire.
Et qui sait ? Peut-être que vous aussi, vous finirez par chercher ce petit « Q » qui fait toute la différence.
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